Talk Talk - The Colour of Spring

Chronique CD album (45:40)

chronique Talk Talk - The Colour of Spring

#patrimoinedelhumanite 

 

"Avant de jouer 2 notes de suite, apprends d'abord à en jouer une... C'est aussi simple que cela, vraiment. Et ne joue pas une seule note à moins d'avoir une bonne raison de la jouer." (Mark Hollis)

 

Avertissement : cette chronique contient un fort taux de superlatifs définitifs et péremptoires. En abuser pour parler d’une œuvre aussi essentielle que The Colour of Spring relève de l'incontournable nécessité qui ne souffre d’aucune espèce de retenue. 

Les néophytes réduisent souvent Talk Talk à ses  tubes interplanétaires, « Such a shame », « It’s my life » ou encore « Life’s what you make it », auxquels les reprises par No Doubt ou Placebo ont donné une seconde fraîcheur, tandis que les puristes jurent par les 2 derniers albums, Spirit of Eden et Laughing Stock, que d’aucuns considèrent comme des ferments de ce qui deviendra plus tard le post-rock. Mais pas que. L’héritage de l’œuvre talkienne se retrouve aussi chez moult groupes de pop, de rock, de trip hop. Son ombre et son âme planent sur la musique de Radiohead (surtout à partir du diptyque Kid A Amnesiac), de Elbow, de Sigur Ros, de Porstishead ou encore des Arctic Monkeys et Massive Attack. Liste non exhaustive. Beth Gibbons, la chanteuse de Portishead, a collaboré avec Paul Webb, le bassiste bondissant de Talk Talk qui porte haut les couleurs de ce poste indispensable. Coïncidence ? Je n’crois pas. Guy Garvey, de Elbow, déclarait au quotidien anglais The Guardian vouloir qu’on joue « New grass » à ses funérailles. On ne saurait lui ôter cette idée de la tête. Presque 10 minutes de beauté mélancolique teintée d’espoir, à vous en foutre la chiale, ça vous enjaille un enterrement. Personnellement, je lui disputerais « Tomorrow started », déchirant et empreint d’une digne sérénité, avec déjà cette saisissante maîtrise du silence où s’engouffrent les émotions, le temps d’une respiration qu’on retient. Nul doute que la bande à Thom Yorke, quant à elle, a digéré « Ascension day » pour composer des perles comme « Dollars and cents ». Un exemple parmi d’autres. 

 

Comment un groupe comme Talk Talk a pu, en seulement 5 témoignages (répartis sur une décennie) et une sortie solo de son chanteur, s’imposer comme une figure tutélaire d’autant de genres musicaux aussi riches que variés ? La réponse se trouve précisément dans le brûlot qui se situe à l'épicentre de sa discographie : The Colour of Spring. L’album de la transition : il y a un avant et un après. Avec cet opus, les Londoniens s’affranchissent du carcan post-punk, new wave, synthpop, dans lequel le succès de ses tubes veut les enfermer. Exit la comparaison réductrice avec les fers de lance du genre, Duran Duran. D’un autre côté, la musique de Talk Talk n’est pas encore ce qu’elle deviendra avec ses 2 productions suivantes : minimaliste, intimiste, voire expérimentale, mais extrêmement sophistiquée. Ce vers quoi l’esprit rebelle, voire punk (genre dans lequel il a débuté avec son 1e groupe, The Reaction) car anticonformiste en diable, de Mark Hollis, son leader charismatique, tend depuis des années. Le succès ? La popularité ? Les hits à la pelle ? Comme disent les Anglo-saxons, il ne donne pas une merde. Quitte à moins vendre, ce qui arrivera avec Spirit of Eden, pied-de-nez aux attentes de l’industrie du disque, incompris, trop en avance sur son temps, en pleine décennie dominée par le Top50 qui rend compte de la valse des modes. 

 

Album de la transition, disions-nous. Pourquoi un tel objet qu’on pourrait estimer bancal, en gestation, voire foutraque, à tort, peut se placer au sommet de son œuvre ? Précisément parce qu’il construit des ponts d’une solidité sans faille, entre deux univers, deux identités, deux visages, chacun aussi radical qu’à l’opposé de l’un et de l’autre. Si The Party’s Over (1982) et It’s My Life (1984) jouaient dans la cour de la new wave, à grand renfort de synthés acidulés et de mélodies romantiques visant une réception immédiate, Spirit of Eden (1988) et Laughing Stock (1991) achèvent le processus de chrysalide, atteignent le but visé par Hollis : libérer complètement la créativité du groupe avec des compos plus sombres aux structures complexes dont le système créatif relève de l’expérimentation collective. En effet, ces disques représentent les fruits de longs mois de sessions d’improvisations confiées à de nombreux musiciens invités dont aucun ne savait ce que ses partitions adviendraient dans le résultat final. Pour la plupart, un aller simple dans le néant. Le tout sous la houlette du control freak qu’est Hollis. Droit dans ses bottes, il sait où la musique du combo doit aller. Certainement pas là où on l’attendait, sa maison de disque EMI en tête de cortège. 

 

Adonc, pile au milieu des 80’s et de ce parcours exemplaire : The Colour of Spring. Un manifeste qui réalise le tour de force de surprendre son monde en refusant toute concession et partant, remporte tous les suffrages sans user d’aucun subterfuge putassier. Ou comment verser dans l’exigence sans se montrer hautain face à son public ni céder à la vanité. Résultat : explosion des ventes qui se comptent en millions d'exemplaires ; plébiscite mondial, y compris sur ses propres terres, qui avaient boudé les 2 premiers albums, avec véhémence ; tournée marathon avec à la clé l’image fantasmatique de stades remplis. Pourtant, dès l’entame de l’album, on comprend que Talk Talk a tourné la page, achevé un cycle pour en entamer un nouveau, inédit. Comme une fuite en avant opérant une volte-face devant ses acquis. Sans filet, mais sans contrainte ni complexe. 

 

Une relativement longue intro pour ce genre de musique : 35 secondes de plan de batterie tout en sautillements et frappes sèches, avant que les autres instruments n’entrent en scène, dans la douceur d’un arpège. Un schéma qu’on retrouve dans l’intro de « Teardrop » de Massive Attack. Puis la voix si reconnaissable de Mark Hollis. Posée, élégante, habitée, faisant traîner les syllabes quand elle ne se montre pas déchirante. Avant de marteler le refrain : Happiness is easy, relayé par une surprenante chorale d’enfants. Tandis que la batterie de Lee Harris conserve sa rigueur, inspirée de celle de groupes comme Can que Hollis admire pour cette précision métronomique et à la fois organique, une contrebasse entame une danse au groove insensé, opérant des freinages et autres dérapages contrôlés. Le tout égayé par une guitare acoustique, fraîche, légère, alerte. L’ensemble prend des allures de jazz d’une classe folle. Il convient d’écouter au casque pour saisir toute la richesse des arrangements du titre : les discrètes vocalises de Hollis, l’intervention d’un tambourin, les nappes éthérées. Globalement, les différentes strates de l’orchestration. Les synthés des débuts ont disparu au profit du piano, d'un orgue Hammond et autre mellotron au son plus chaleureux. Et quand intervient le solo de trompette, le morceau tutoie alors l'infini. En tout, 6’30 de génie qui annoncent la couleur. Ou plutôt les couleurs. Celles du printemps qu’évoque le titre de l’album. On dépasse le format réglementaire pour passer en radio, mais on capte l’attention de l’auditeur d’entrée de jeu.

 

Les couleurs du printemps, ce sont les mille et une merveilles qui  se déploient alors au fil de l’écoute, entérinant la métamorphose du groupe. Il y a là quelque chose de solaire mais qui garde sa part de neurasthénie. Un peu comme si les lumières du printemps filtraient au travers de feuillages à peine sortis du joug des frimas de l’hiver. D’ailleurs, les papillons de l’artwork peuvent symboliser autant la transformation salutaire de sa musique que sa recherche d’une certaine éternité, si on les considère comme des pièces de collection d’un entomologiste. 

 

L’intemporalité : c’est le Graal que caresse cette galette. Sa production résolument moderne l’ancre dans l’Histoire comme une œuvre incomparable, unique, singulière, qui résiste aux assauts du calendrier comme aux tentatives de classification, là où les précédentes restent inscrites dans leur époque et un genre codifié. Les influences de Mark Hollis s’avèrent tellement diverses. Une fois assimilées, elles ne peuvent qu’accoucher d’une musique sans pareille. Son génie s’est nourri de jazz (Miles Davis, John Coltrane, Ornette Coleman), de classique (Chostakovitch, Carl Orff) autant que de rock intello (King Crimson, Pink Floyd). Autant de sources pour accomplir sa mission : nous défions quiconque écoute The Colour of Spring pour la 1e fois d’en déterminer la date de sortie. Chacun de ses titres se déprend du poids du temps et traverse les âges jusqu’à nous saisir dans les tréfonds de notre être et au-delà, notre descendance même. 

 

Le génie de cet album tient également dans l’équilibre qu’il maintient vaillamment entre les 2 périodes de la carrière de Talk Talk. Le pouvoir rassembleur des singles comme « Life’s what you make it » ou « Living in another world » cohabite en totale osmose avec l’exploration de l’inconnu des titres annonciateurs de la suite de l'aventure, plus introvertie : « April 5th » et « Chameleon day ». Du reste, cet équilibre entre les différentes périodes de sa discographie, on le retrouve au sein même de l’album. Il y a cet effet de miroir, d’écho, entre les choeurs d’enfants de « Happiness is easy » (l’ouverture) et ceux d’adultes de « Time it’s time » (le long final de 8 minutes qu’on voudrait voir se prolonger ad vitam aeternam et qui revêt les atours d'une renaissance) dans une parfaite symétrie. Les chansons dialoguent entre elles, jusqu’à trouver des interlocuteurs dans les créations futures. « I believe in you » sur l’album suivant apporte une réponse apaisée à « I don’t believe in you » du présent opus. Enfin, l’équilibre parfait se situe au niveau des émotions que fait naître l’ensemble. On navigue sous un climat multicolore, entre tristesse infinie et plénitude providentielle. Un peu comme si les larmes coulaient sur un sourire ou qu'un éclat de félicité venait briller au milieu d'un sanglot. Avec au milieu, cette urgence dans les embardées comme celles du magistral solo d’harmonica de « Living in another world », chef d’œuvre ultime qui, à l’instar du reste de l’album, s’écoute différemment en fonction de l’humeur de l’auditeur. The Colour of Spring peut réveiller notre part d’ombre comme l’envie la plus folle de croquer la vie. Et faire danser, au creux du ventre, la nuée de papillons, ces sentiments contraires, dans la dynamique d’une même chanson.

 

Absolument toutes les notes, tous les instruments, tous les arrangements occupent leur place idoine pour bâtir un monument protéiforme, fouillé à l'extrême, riche de mille et un détails parfaitement agencés. Rien à jeter. Les lamentations languides de la guitare sur « I don’t believe in you », le schéma rythmique, répétitif et hypnotique de « Life’s what you make it », avec ses gimmicks mystiques à la guitare, qui ne ferait pas tache sur un album de Björk, les silences plein de sens de « Chameleon day » et son ambiance feutrée de sous-bois nimbé de mystère, la trompette aussi pudique que la guitare et le piano de « April 5th », et cette géniale et entêtante ligne de basse  sur « Living in another world », la paire Paul Webb (basse) / Lee Harris (batterie) y fonctionnant en parfaite harmonie. Absolument rien à changer. Comme on ne déplacerait aucune virgule dans la poésie des plus grands. 

Dans son sonnet « La Vie antérieure », qui dépeint un monde idéal hors d’atteinte mais dont nous portons en nous la nostalgie, Baudelaire écrit : 

 

« (…) Les houles, en roulant les images des cieux,

Mêlaient d'une façon solennelle et mystique

Les tout-puissants accords de leur riche musique

Aux couleurs du couchant reflété par mes yeux. (…) »

 

Trois notes habitent ces vers à lire à haute voix, qu'il convient de chanter, et leur confèrent leur musicalité : sol, la, mi. C’est exactement ce que contient  The Colour of Spring : la musique d’une poésie céleste qui tend vers l'éternel, l'universel et l'intemporel,  mais qui, à défaut d'atteindre la perfection, trouve sa vérité personnelle et avance avec le spleen qu’engendre le caractère vain et utopique de cette quête d'absolu. Néanmoins, Talk Talk embrassera son rêve, toujours avec cette dimension spirituelle, contenue dans le titre de son opus suivant : Spirit of Eden. Soit, l’esprit du Paradis perdu. 

photo de Moland Fengkov
le 30/07/2023

2 COMMENTAIRES

cglaume

cglaume le 31/07/2023 à 06:20:43

Joli pavé de passionné !

Moland

Moland le 31/07/2023 à 08:57:52

Pavé César ! Comme dirait 1 nana que j'eus connue.

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